Sous les yeux de Lautrec

0
cathy peylan

Paris, 1922

« Alice ! Active toi un peu veux-tu ! 14h et t’es pas prête, Madame va nous secouer, tu le sais ! »
Oui je sais, je sais… mais la couche est si douce et les rêves m’emmènent si loin… Loin de ce dortoir où déjà les bordelières s’activent à paraître plus nettes que la veille, loin de cette « maison de tolérance » comme on l’appelle. C’est sûr que ça sonne mieux que « bordel ». Et on me tolère c’est clair, tous les jours entre 15h et 5h du matin. C’est que je fais venir du monde moi au Chabanais. Il y en a qui viennent de loin pour tisser de la romance avec moi.
Entre mes paupières paresseuses, je vois passer Joséphine, une brunette époustouflante de 20 ans, qui joue de son prénom comme de sa peau de chocolat, vendant au plus offrant l’illusion de fouir la grande Baker. Elle a encore les cheveux défaits de la nuit et la toilette de travers. Je me lève à contre cœur et l’aide à rajuster son corset Belle Epoque.

– T’attends du beau monde pour être déjà parée comme ça ?
– Mister Lowet arrive à 17h, la maquerelle me l’a assuré. Il va me racheter tu sais ?
– oui bien sûr…

Elle y croit la pauvrette. On me l’a fait à moi aussi, on m’a laissé y croire des mois. Un vieux monsieur très bien mis m’avait promis de racheter mes dettes envers la maison et de m’emmener. J’attends encore… Il a peut-être reculé devant le prix. À 28 printemps, j’ai déjà accumulé pas mal de dettes…

– Et moi, j’ai quoi de prévu ?
– T’as un client à 16h, me demande pas, c’est un nouveau, j’connais pas. Il a pris la chambre hindoue.

Je ne peux retenir un soupir. Un nouveau et la chambre hindoue, ça ne présage rien de bon pour moi. Les miroirs au plafond, ça leur donne toujours des idées peu plaisantes… Espérons que le nouveau soit américain, ils payent bien parait-il, tout heureux qu’ils sont d’être à Paname loin de l’agitation de chez eux. « Prohibition », il parait qu’ça s’nomme. Nous par ici on l’appelle la bonne affaire : ils viennent en nombre, descendent les bouteilles de champagne à 20 francs, font leurs petites affaires bien vite et ils allongent l’artiche sonnant et trébuchant sans savoir le compter. Une très bonne affaire.

Comme j’ai un client au compteur, je n’ai pas besoin de descendre au salon faire l’affiche. Une fois habillée et parée de fanfreluches, je n’ai qu’à attendre dans la chambre mon « invité ». Cette pièce est vraiment belle. Des teintures rouges grenat aux miroirs innombrables, rien n’a été laissé au hasard. Ça sent l’encens et le sexe sans attache. Des bougies éclairent ce petit temple de la galanterie à la française, entre conversation fine et débauche la plus totale. Il me reste une heure, le temps de fermer les yeux…

La plainte aiguë de la lourde porte me tire de mes rêveries. Une silhouette sombre se découpe dans l’encadrement à quelques mètres devant moi. La pénombre tremblotante noyant la chambre m’empêche de détailler le visiteur, mais le costume de grande coupe et le chapeau augurent une confortable rente. Je rentre dans mon rôle et apostrophe l’étranger en forçant mon accent de parigote comme il en plait à beaucoup.

« Alors, monsieur, l’endroit vous plait ? L’envers vous ravira aussi, j’en suis sûre ! »

D’ordinaire ce genre d’accueil arrache un rire gras et des commentaires bordés de sous-entendus, mais là, seul le silence me répond. L’inconnu avance d’un pas, ses bottes claquant sur le parquet, et referme les portes derrière lui, nous plongeant aussitôt dans un noir à peine entaillé par les timides flammes des bougies. J’écarquille les yeux, tentant de faire le point sur la silhouette qui s’approche de moi, mais des mains assurées me prennent par les hanches et me forcent à lui tourner le dos. Le souffle chaud sur ma nuque m’arrache des tremblements imperceptibles. Les mains prestes et avides lâchent mes hanches et me libèrent de mon corset et de mes jupes en quelques minutes, me laissant seins nus, culotte et bas restant seule barrière entre moi et l’autre. Cette prestance dans ma mise à nu me donne des frissons. Jamais auparavant je n’ai rencontré homme capable de s’en dépêtrer en si peu de temps, sans me pincer la peau ou me tirer les cheveux.

Les doigts fins de l’invité découvrirent avec avidité mes seins tendus par le froid et l’appréhension, faisant rouler entre pouce et index mes tétons déjà durcis et endurcis, avant de descendre sur mon ventre. Je sentais l’inconnu respirer dans mon cou, aspirant à petites bouffées mon parfum de roses et de peur. Impossible de reprendre le dessus et le contrôle de la passe. Son corps collé au mien empêchait tout mouvement de ma part et je sentais s’appuyer contre mon cul une rigidité inédite. Les yeux fermés, je me préparai à être prise comme toujours dans ce cas-là, brutalement et trop vite pour en garder autre souvenir qu’une vague douleur marquant d’une autre petite pierre honteuse ma mémoire… Mais rien ne vint. Les mains sans nom continuaient à se balader de mes seins à mon ventre jusqu’à ce que je me détende un peu, désorientée par la tournure des évènements. L’inconnu balada ses doigts jusqu’à mes cuisses, flattant puis chassant la dentelle restant collée à ma peau jusqu’à ce que je lui présente un cul entièrement nu. Un doigt impertinent se glissa entre mes nymphes et coulissa doucement sans entrer, visitant ce que tant d’autres avaient négligé avant lui…Il frôlait, appuyait, griffait, cajolait, écoutant mon souffle, apprenant de mes sursauts. C’était délicieux, délicat, tellement inattendu que les dernières barrières d’appréhension que j’avais érigées s’évanouirent. Une main sur mon sein et une entre mes cuisses, je m’étirais comme une chatte en demande.

Mon invité appuya une main qui me sembla bien frêle sur mon dos, m’exhortant à me pencher et me pencher encore jusqu’à ce que mes bras pliés soient accueillis par le lit toujours intact. Les jambes un peu écartées, j’offrais au visiteur une vue imprenable et aucune résistance. Quelques secondes d’attente et ce ne fut pas un vit pressé que je sentis, mais une chaleur presque liquide qui me cueillit des nymphes jusqu’au cul. Mes jambes faillirent céder. L’inconnu accroupi derrière moi se tenait à mes hanches et me visitait de sa langue, semblant savoir exactement ce que je voulais, au moment où je le voulais, taquinant mes nymphes et amadouant mon clitoris, glissant, lapant, embrassant à pleine bouche comme s’il voulait me boire. Je grognais d’un plaisir inédit quand d’une lente et souveraine pression, sa langue investit ma chair, me pénétrant au plus profond que cette position le permettait et me laissant finalement frissonnante, exsudant l’envie, infusant dans la pièce un parfum entêtant de débauche et de cyprine mêlées.

L’inconnu se redressa dans un bruit de froissement de vêtements qu’on quitte à la hâte, laissant sur mon dos une main maîtresse pour que je ne bouge pas. C’était parfaitement inutile. Je voulais la suite, je voulais encore et plus, je le désirais avec tant d’ardeur que je sentais le sang affluer et que je me penchais d’avantage pour m’offrir à un envahissement que je souhaitais interminable. Des mots me venaient aux lèvres, des mots sales, des mots impurs que les hommes prononçaient parfois ici, mais qui ne voulaient plus dire la même chose, ainsi offerte et ouverte à la plus délicieuse des souillures.

Mon bienfaiteur me colla à nouveau, se pliant comme je l’étais pour épouser mon dos de sa poitrine. Un baiser délicat se posa sur ma nuque, et une voix, sa voix chuchotant vint pour la première fois rompre mes halètements. « Dis-moi ce que tu veux ». Cette voix…ces mains expertes si délicates…mon esprit osa une hypothèse folle, refusant d’y croire.

– Je veux voir votre visage
– Pourquoi ?
– Vous êtes…une femme ?
– C’est important ?
– Je…

Impossible d’en dire plus. Une queue qui n’était assurément pas de chair glissa entre mes petites lèvres et entra en moi, m’arrachant un gémissement rauque et coulissant encore jusqu’à que je sente contre mes fesses la rugosité du harnais de cuir. Je devins en un instant le carrefour de sensations nouvelles et fulgurantes : la chaleur du vit de bois froid et verni qui allait et venait avec vigueur, la caresse subtile de ses doigts chauds agaçant mon clitoris, la brûlure de ses ongles longs me lacérant les reins avec délectation… Je n’étais plus que ces sons que je ne retenais plus et qui giclaient de ma gorge, ricochant sur les murs, tachant les draps. Au fond de mon ventre montait une chaleur dévorante.

– Dis-moi ce que tu veux, je veux te l’entendre dire.
– Je…ne…ne vous arrêtez pas, ne vous arrêtez pas…

L’inconnue planta ses ongles dans mon dos, dessinant des sillons de luxure délicieuse. Une décharge électrique gigantesque me fit tendre le bras en arrière, ma main agrippa son cul sanglé et ma tête se renversa, cherchant l’air, béante, indécente, sans plus pouvoir émettre le moindre son. Le corps ouvert, disloqué, je glissai des bras de l’invitée comme une poupée de chiffon.

L’inconnue me regarda un moment puis se posta vers la fenêtre au verre dépoli. La lueur de la fin d’après-midi éclaira une femme toute en muscle, coupe garçonne et visage nu de tout fard, la poitrine serrée dans des bandages blancs et les fesses emprisonnées par les sangles qui donnaient l’impression de ne jamais la quitter. Ses yeux croisèrent mon regard indiscret et elle se rhabilla à la hâte, comme on cache une bêtise. Elle allait partir, et je ne pouvais rien faire pour l’en empêcher.

– Dites-moi au moins votre nom !
– Pourquoi ?
– Si on m’demande…
Elle ouvrit la porte et me jeta un dernier regard.
– Si on vous demande, vous direz

« C’était un homme, un vrai… »

 

Texte Trinity, Photo Cathy Peylan

LAISSER UN COMMENTAIRE