Willow’s memory

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J’étais là, vous savez ? J’ai toujours été là. À ses côtés. Je l’ai vue traverser les méandres des histoires sans lendemain, celles qu’on a peine à résumer tant elles sont restées à la surface des choses. Elle les amenait ici, à l’abri de mes branches, elle les baisait contre mon tronc noueux. Elle ne leur faisait pas l’amour, non, elle baisait ces filles anonymes, sans qu’elles ne la touchent, aussi vite qu’on presse une gâchette contre sa tempe, et puis elle restait là, bien après qu’elles soient parties. Parfois elle pleurait. La plupart du temps, elle m’offrait le spectacle de la déchéance, perdue dans les paradis artificiels qui n’ont jamais vu d’anges passer, flottant dans les eaux glacées des songes. Je la connais depuis longtemps, enfin je crois. Le temps semble si différent vu d’ici. Je l’ai vue changer. Perdre les mots et le sourire. Se perdre à force de se chercher. Toujours elle revenait vers moi, se blottir entre mes deux racines sortant du sol comme si je m’apprêtais à la fuir, moi aussi. Tant de fois j’ai été le gardien de son sommeil, le confident invisible. C’est tout ce que je savais faire, mais de mémoire d’arbre, c’était déjà beaucoup. J’espère qu’elle s’en souvient maintenant que tout est différent…

Je suis né il y a presque un siècle. J’ai vu défiler toutes ces vies grouillantes sans m’y intéresser. Ce n’était que des Hommes, après tout. Mais elle… elle a tout changé. Elle m’a parlé. Elle m’a dit qu’elle avait vu à l’école que j’étais à la fois mâle et femelle, garçon et fille, et que ça lui plaisait. Qu’elle était pareille. Je n’ai pas tout compris. Puis elle a grandi devant moi. Les soirs d’été, quand la touffeur du jour a rendu le soir poisseux et lourd, elle venait jouer de la guitare et chanter au ciel des mots que je ne peux me résoudre à oublier. Je pleurais mes branches autour de sa voix, juste pour elle et moi, et pour graver au plus profond de mon phloème ces phases qui me chaviraient…

« …Je veux l’Eternité pour apprendre ta bouche,
Je veux voir les saisons minute par minute,
Brindille par brindille tout le bois de ma hutte…
Je veux, chaque seconde, connaître une habitude,
Comme un chien familier, comme la solitude,
Je veux me coucher là et n’être pas rentable,
Je veux vivre la vie d’une pierre, d’une table,
Sans suspense, sans destin, sans crainte, sans dénouement,
Je veux avoir le temps de perdre tout mon temps…
Je ne veux pas vieillir, je ne veux pas mourir… »

Un soir, j’ai vu arriver vers moi et mes racines fuyantes une silhouette inconnue. Une jeune femme aux longs cheveux tressés s’est installée contre moi avec un livre marqué à son nom. « Éléa ». Au fil de sa lecture, sa main glissait encore et encore sur cette racine écartelée, lissée par les vents et le temps qui passe, comme si elle voulait apaiser une vieille blessure. Sans savoir lire, je ressentais à travers cette paume toute la beauté du texte qui lui arrachait une larme orpheline, toute la profondeur de cette histoire belle et tragique comme le sont toutes les histoires qui traversent les âges.

Et puis elle est arrivée. Elle m’a jeté un regard accusateur comme on toise un traître, à m’en figer la sève. Et ses yeux croisèrent ceux d’Éléa. Sur sa joue brillait encore la larme unique du lecteur emporté. Elle était belle, c’était certain, mais il y avait tellement plus que ça. Elle avait le regard façonné par des milliers de pages, dévorées, vécues, relues tant de fois. Elle avait les yeux prêts à tout voir, l’esprit comme une terre fertile préparée par la plume de dizaines d’auteurs qu’elle avait adorés, et haïs, et aimés à nouveau.
Mon amie approcha, et s’assit sans façon à côté d’elle, appréciant la gorge délicate et nue sur la blouse. Elle semblait si différente des autres filles ramenées ici, fades et sans lumière. Elle semblait prête à éblouir le monde.
Après un sourire, Éléa reprit sa lecture. À voix haute, concentrée et vibrante.

« Tu me comprends, tu avais compris, peut-être pas tous les mots, mais assez de mots pour savoir combien je t’aimais. Je t’aime, l’amour, amour, ces mots n’ont pas de sens dans votre langue, mais tu les avais compris, tu savais ce qu’ils voulaient dire, ce que je voulais te dire, et s’ils ne t’avaient pas apporté l’oubli et la paix, ils t’avaient donné, apporté, posé sur toi assez de chaleur pour te permettre de pleurer… »

– C’est joli. C’est de qui ?
– Barjavel.
– Ça a l’air triste comme histoire…
– C’est un costume. Les histoires qui ont l’air triste sont plus heureuses qu’on pourrait le croire. Tu joues ?

Elle désigna d’un coup de menton la guitare restée dans son étui. Mon amie s’en saisit, et quelques accords simples flottèrent dans l’air. À genou face à elle, Éléa suivait du regard les doigts qui couraient sur les cordes. Elle se pencha soudain par-dessus l’instrument et posa ses lèvres sur celles de la musicienne. La musique mourut sur une note fausse et douloureuse.

– Continue, c’était bien, pourquoi tu t’arrêtes ?
– Non, je… écoute, tu me plais, c’est pas toi, mais…j’suis pas vraiment…c’que tu crois qu’je suis…
– Ah… et je crois que tu es quoi ?
– Une fille.

Ces mots prononcés claquèrent dans le vide comme l’écho d’une guillotine, fauchant l’instant parfait. Elle n‘osait plus lever les yeux vers celle qui l’avait embrassée sans savoir, percluse de cette culpabilité qui n’avait pas lieu d’être et qui pourtant ne la quittait jamais. Elle s’était juré qu’on ne la toucherait pas. Pas tant que c’était douloureux. Pas avec ce corps là, ce corps d’homme étranger et nié de toutes ses forces. Pas avant qu’elle ne soit …elle. Et personne n’avait eu ce droit. Et personne ne l’avait pris. Jusqu’à aujourd’hui. Une boule de sanglots monta dans sa gorge, embua ses yeux de milliers de larmes qu’elle n’avait pas pleurées jusqu’à aujourd’hui.

– Tu t’appelles comment ?
– Tu veux savoir comment mes parents m’ont appelée, ou comment je m’appelle en vrai ?
– En vrai tu t’appelles comment ?
– … Laurence.
– Laurence…Continue. S’il te plait.

Élea caressa les cordes de l’instrument qui restait silencieux jusqu’à ce que la main de Laurence la remplace. Les accords tremblaient, hésitaient.

« …Je veux que tu sois belle et que tu brûles ailleurs,
Comme une bête en feu, sans que j’aie ni douleur,
Ni jalousie, ni haine, ni fierté pour rien;
Je ne veux plus, familles, votre orgueil sicilien,
Je veux avoir le temps de simplifier nos corps;
Cette fille qui passe, il me la faut encore,
Cet étranger te plaît, et c’est épidermique;
Je veux avoir le temps de comprendre cette musique,
Je veux avoir le temps de ne plus avoir mal,
Je veux avoir le temps d’être enfin animal… »

La main d’Élea la cueillit sous le menton, forçant son regard. À nouveau elle se pencha vers elle. Encore une fois, elle posa ses lèvres sur les siennes. Mais cette fois, ses yeux restèrent ouverts. Elle la regardait, elle la dévorait des yeux, avec plus de force qu’elle n’avait jamais regardé qui que ce soit d’autre. Ce regard fit sauter les barrières si bien campées, celles qu’on érige très tôt pour protéger son âme et qui finalement nous font sentir plus seul que jamais. La guitare glissa contre mon tronc, bois contre bois, témoins silencieux de la naissance d’une âme.

La bouche d’Élea était partout, mordant ses lèvres, dévorant son cou, goûtant ses épaules rapidement mises à nu. Laurence ne pouvait qu’accueillir ses baisers comme autant de premières fois, emportée et frissonnante, subjuguée à en devenir docile devant la toute puissance de cette femme qui savait et qui était restée.

La peau blanche et nue d’Élea formait dans l’herbe une tâche de lumière. Laurence se glissa contre ce corps à découvert. Peau contre peau. Les seins ronds et lourds d’Élea contre la poitrine menue et délicate de mon amie. Laurence pensa un instant qu’elle pouvait encore faire illusion tant qu’elle gardait le bas, mais cette pensée s’envola au ciel comme un ballon qu’on laisse s’échapper au vent. Faire illusion, ça voulait dire se cacher, se contrôler, se retenir. Faire illusion, c’était se battre encore. Elle posa ses lèvres sur le sein droit d’Élea, tendu vers elle, brun et magnifique, et elle ferma les yeux en lâchant son poignet qu’elle retenait par habitude. Une reddition totale, voilà ce qu’elle se décida à lui offrir. La main libérée glissa sur les reins de Laurence, et finit de la mettre à nu avec la délicatesse qu’on réserve aux fragiles œuvres d’art.

Nue.
Nue devant elle.
Nue devant des yeux qui ne fuyaient pas.
Nue avec ce corps déjà transformé et pourtant pas encore tout à fait à elle.
« Tu es belle »
Les mots d’Elea se posèrent sur la peau fragile. Laurence l’attrapa par les hanches et l’attira contre elle, pressé par l’urgence de l’envie.
Sentir sa peau contre la sienne, ses seins tendus contre ses lèvres qui n’en finissaient plus de la dévorer.
Rattraper le temps perdu.
Glisser entre les cuisses blanches, glisser sa langue entre les lèvres, intrusive, égoïste, glisser profondément pour l’entendre gémir, encore, encore…
Saisir entre ses lèvres le clitoris turgescent, jouer à l’oublier jusqu’à sentir une main dans ses cheveux, une main qui n’en peut plus.
Dis-moi ce dont tu as envie.
De toi.
Non c’est pas c’que tu as envie de dire…
Ta langue. Je veux ta langue. Tes doigts.
Je te veux toute entière.
Satisfaire ces suppliques inarticulées.
Lécher cette fente ouverte, ravissante, fouir jusqu’à sentir trembler le ventre.
Laisser ses doigts lire sur l’ourlet des nymphes une histoire de débauche, et l’assiéger, les noyer en elle, jusqu’à ce qu’elle halète, au bord de la déchirure.

Et puis remonter face à ce visage superbe qu’hier encore elle ne connaissait pas et dont elle ne pourra plus se passer. Attendre. Attendre un signe pour continuer.

Élea rouvrit les yeux vers le visage de Laurence. Elle sentait contre sa cuisse cette chair durcie d’envie que Laurence cherchait désespérément à cacher tout à l’heure. Sans la quitter du regard, elle enroula ses jambes autour de ses hanches jusqu’à presser le vit tendu contre sa fente. À l’orée de ses chairs, Laurence sentit naître ce désir viscéral qui tourne à l’obsession. Elle la pénétra d’une pression souveraine, douce et profonde, étourdissante. Anastomose parfaite que chaque coup de rein scellait d’avantage. Mes branches gardèrent le silence quand elles se répandirent…

« …Je veux avoir le temps de faire vingt ans de taule,
Cent ans de poésie, mille ans sur ton épaule,
Je veux avoir le temps d’être ni vieux ni sage… »

J’étais là, vous savez ? Et je m’en souviens, maintenant que tout est tellement, tellement différent. Quelques mois après avoir vu naître Laurence au monde, on m’a coupé, haché, transformé. Je n’ai pas vraiment eu peur, après tout je ne suis qu’un arbre, ai-je seulement une âme ? Je suis toujours là. Je suis ces pages blanches d’un fin carnet à la couverture exquise qui n’attendent que d’être emplies de mots, d’histoires belles et tragiques, pour ne pas se résoudre à oublier.
Et une main inconnue m’a défloré il y a quelques minutes à peine. L’encre noire est à peine sèche. Je ne sais toujours pas lire, mais je devine chaque lettre, chaque plein et chaque délié. Cet incipit, que j’arbore fièrement, je pourrais vous le chanter, mais au fond de votre âme, vous le connaissez déjà, pas vrai ?

« Nous portons tous des masques, mais vient un temps où on ne peut plus les retirer sans s’arracher la peau. » André Berthiaume.

La chanson de Laurence est le superbe morceau « Pas vieillir, pas mourir » de Henri Tachan. Le livre d’Elea est La nuit des temps, de Barjavel.

Photo de Nicolas Roger ( son site )

Attention : Les mots utilisés ne conviennent pas à tous/tes et j’en suis bien consciente, ce n’est qu’une histoire, d’une seule personne qui existe en vrai et utilise ces phrases… Pour mieux comprendre la notion de genre, je vous conseille ce blog clair et bien écrit : ici clic !

4 COMMENTAIRES

    • Merci beaucoup ! si tu veux garder ces sensations, je ne saurais que trop te conseiller la chanson que joue Laurence, d’une édifiante et délicieusement désuète beauté 🙂

  1. Merci beaucoup Trinity pour ce texte si merveilleux et poignant. il a touché très fortement mon cœur, mon corps et profondément mon âme!!
    d’ailleurs je ne connaissais pas Barjavel et donc j’ai eu envie de lire « La nuit des temps » que j’ai adoré.

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