Corps à corps

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« Je suis revenue à ma taille mannequin. Enfin mannequin lesbien. Pour les hétéros, un mannequin c’est un petit 36, pour les hétéros, c’est un bon 42. »
Océane Rose Marie

Il suffit de feuilleter un magazine féminin pour s’en rendre compte. Il y a les femmes qu’on croise dans la rue, au supermarché, au cinéma – dans la vraie vie quoi ! – et il y a ces filles-là, sur le papier glacé, les seins comme des obus et le ventre plus plat que le niveau des programmes télé des dimanches après-midi. Cette fille, devrais-je plutôt dire, tant ces corps retouchés, formatés, standardisés se ressemblent tous. Cette femme lisse, sans boutons, sans vergetures, sans cellulite, sans plis au ventre même assise, les seins toujours précisément symétriques et les cheveux parfaitement regroupés en une seule masse qui paraît bioluminescente tellement ça brille. Biberonnée à ces images dès l’adolescence, à l’âge où on ne sait pas encore que ce n’est là que pur produit informatique, je suis passée comme beaucoup par cette phase de dégoût de soi, de complexes à la piscine, de pleurs dans les cabines d’essayage, de regards plus acérés qu’une lame de rasoir face à ce corps haï, le matin, dans la glace de la salle de bain. Tous les jours, l’aiguille de la balance décidait de mon humeur. 100g de trop, et c’était la dépression. 50g de moins, j’étais radieuse.

Et puis le coming-out est passé par là, et avec lui, ce besoin viscéral de modèles, de repères pour avancer. Je suis entrée dans le monde merveilleux des lesbiennes comme on entre en religion. Fini la fille imaginaire. Dans cette boîte de nuit où je suis entrée pour la première fois, avec la même angoisse que pour l’oral du bac, je les ai vues. Des femmes multiples. Toutes différentes et toutes sublimes. Des androgynes avec les cheveux en bataille (le Shane look était encore très en vigueur ), des filles ultra musclées en costard, des nanas très rondes en corset, des cheveux rasés d’un côté, colorés de l’autre, des tatouages, des piercings improbables…des corps sublimés, montrés, revendiqués, portés en étendard.

Alors, moins complexées par leur corps les lesbiennes ?

Peut-être… Mais c’est plus compliqué que ça. Je pense qu’on a toutes fait, ou qu’on est toutes en train de faire, ce petit bout de chemin en plus. On défile, on clame, on revendique l’acceptation de notre orientation sexuelle, de notre vie. On se montre, non pas pour être dans la norme, mais pour élargir les normes. Et je suis persuadée que ça finit par rejaillir sur notre relation au corps.

Quand il fut clair pour moi et pour tous les autres que je vivrai avec et aimerai une femme, je me suis complètement et naturellement désintéressée de ces magazines féminins que mes copines ramenaient au lycée. Je ne me sentais pas concernée par leurs « super conseils pour draguer à la plage » ou leur « must have en matière de talons dorés ». Si ces rubriques ne s’adressaient pas à moi, pourquoi les photos le feraient elles ? Dans mon esprit encore emprunt du manichéisme de l’adolescence, cette fille imaginaire, c’était l’idéal hétéro. Pas le mien. Je ne la trouvais pas attirante, et je ne savais pas expliquer pourquoi. Peut-être parce que ces images étaient à jamais associées à la souffrance de se regarder dans la glace et de se voir toujours trop quelque chose. Peut-être aussi parce qu’après avoir refermé le magazine, j’aurais été incapable de reconnaître une seule de ces filles en vrai. Sans doute parce qu’elles représentaient tout ce que je n’étais pas. J’avais d’autres combats à mener que de savoir « s’habiller pour draguer en ville » ou « quelle rouge à lèvre faut-il porter si on a les lèvres trop quelque chose ».

Quinze ans plus tard, c’est toujours le cas. Quand je me retourne sur une nana dans la rue, c’est parce qu’elle est unique, parce que ses cheveux sont teints en vert, parce qu’elle les a rasés, parce qu’elle porte une robe vintage sur un cul rebondi, parce que ses mains sont tatouées, parce qu’elle rit à gorge déployée en pleine rue, parce qu’elle lit du Barjavel en pleurant à un arrêt de bus, parce qu’elle se marre de rester coincée dans un pantalon trop serré dans la cabine d’essayage…Mes amies de lycée voulaient devenir cette fille lisse, cette fille sans âme, elles voulaient devenir une seule et même femme. Moi, j’aimais et je voulais connaître TOUTES LES femmes. Enorme différence. Et puisque je ne rentrais pas dans le moule, j’ai décidé de le casser, de l’écraser littéralement. J’ai coupé mes longs cheveux qui n’étaient jamais assez brillants, jeté les talons qui me faisaient toujours si mal, j’ai tatoué ma peau, montré mes cicatrices, toutes ces marques qui ne faisaient après tout que raconter au monde entier mon histoire.

La Mona Lisa de Giovanopoulos ou la beauté démultipliée
La Mona Lisa de Giovanopoulos ou la beauté démultipliée

Ce fut une libération.

Aujourd’hui encore, de temps en temps, j’ai ce regard méchant dans le miroir. Mais j’y travaille. Parce que je me rappelle de chacune de ces femmes merveilleuses dans cette boîte de nuit il y a 15 ans, et parce que je n’aspire plus à devenir invisible.

J’apprends. On m’aide aussi (merci Nicolas Roger !)

Ces petits boutons qui viennent sur le front, c’est ma première rébellion à voix haute chez le toubib contre cette pilule qu’on m’avait prescrit d’office « parce qu’on sait jamais vous comprenez, c’est peut être une phase votre truc de lesbienne ». Ces vergetures, c’est ma fille que j’ai portée, couvée pendant 9 mois. Ces ridules au coin des yeux, c’est l’avenir de mes élèves qui parfois m’inquiète jusque tard dans la nuit. Ces cicatrices sur les bras, c’est une bataille contre moi-même que j’ai gagnée. Cette cellulite sur les hanches, c’est ma femme qui a appris à cuisiner juste pour moi. Cette encre noire qui peu à peu me couvre, c’est un camaïeu d’idées et de souvenirs, c’est la peau qu’on gratte pour révéler le dessin qui y était depuis toujours.

Sans tous ces défauts, toutes ces aspérités, que reste-t-il de moi ?

Aujourd’hui je prends soin de moi, bien sûr, mais seulement pour moi, et pour l’amour inconditionnel que j’ai enfin appris à reconnaître dans les yeux de ma femme, pas parce que « il faut perdre 5-10-15 kilos avant l’été ». Certains y voient du féminisme, d’autres une forme de renoncement, ou de maturité. Moi, je n’y vois que des batailles gagnées contre une norme imposée par défaut et qu’on n’a jamais cherché à atteindre.

Un corps à corps.

Texte de Trinity

Photo et dessin de LuD

26 COMMENTAIRES

  1. Merci Trinity pour ce bel article qui te dévoile et prône l’amour inconditionnel, que l’on doit non seulement trouver dans le regard de la personne qui nous aime, mais surtout et avant tout, dans notre propre regard sur nous-mêmes. <3

  2. Je suis déçue : nulle trace du si joli terme « anastomose ».
    Plaisanterie à part, très joli texte, comme d’habitude ai-je envie de dire !

      • Moquerie ? Du tout, c’est d’ailleurs grâce à toi que j’ai découvert ce mot 🙂
        En parlant de découverte, j’avoue piteusement ne pas connaître Barjavel : un titre à me conseiller ?

        • la nuit des temps ! 🙂
          puis le grand secret si tu aime les intrigues et si tu connais bien l’histoire et la guerre froide de la période 45 à 68.

        • La Nuit des Temps est le meilleur, le plus fabuleux des livres que j’ai jamais lu. C’est mon livre de chevet depuis toute petite. C’est une histoire de découverte, de révolution, d’amour inconditionnel, de désespérance…c’est une histoire parfaite. Quand tu fermes ce livre, tu as juste envie de vivre.

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