En mémoire de K.

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10 janvier 2007

5h45
Je me réveille en sursaut, sans savoir pourquoi. Quelque chose est en train de se passer. J’en ai la conviction intime, absolue, inexplicable. J’attrape mon téléphone comme si il fallait que j’appelle quelqu’un. Je me raisonne comme une imbécile. Enfin…tout le monde dort à cette heure-là… Je tente de me rendormir. Peine perdue. Tout premier réveil matinal d’une longue série qui dure encore aujourd’hui, teintée de regrets. *Pourquoi ne l’ai-je pas appelé à ce moment-là ?*

12h10
Je rentre en bus de ce collège où j’enseigne les sciences. Mon téléphone sonne. Ma mère. En larmes. Qui ne peut pas parler. Qui raccroche. Le temps s’arrête. Je sais que dans les films, on trouve toujours ça exagéré quand ils montrent un moment comme ça, image figée et passants qui marchent au ralenti tout autour, mais c’est ce qu’on ressent en vrai. La vie-qui-court de tous les jours nous pousse du pied hors du train et on s’englue dans un instant précis dont on ne sortira jamais vraiment. Je recompose le numéro à toute vitesse, « Maman, dis-moi, qu’est ce qu’il se passe ? », je hurle à l’appareil, comme si les gens autour ne me regardaient pas comme une folle, ou avec cette tristesse étrange, comme si eux savaient déjà. Je descends du bus pour m’échouer sur le trottoir. La voix de mon père dans l’appareil sonne éteinte, terne.

« Un drame. Ton frère est mort ce matin. »

 

Pour tout bagage on a vingt ans,
On a des réserves de printemps
Qu’on jetterait comme des miettes de pain
À des oiseaux sur le chemin.
Quand on aime c’est jusqu’à la mort,
On meurt souvent et puis l’on sort,
On va griller une cigarette,
L’amour ça s’prend et puis ça s’jette…

Léo Ferré

Harcèlement.

Le mot claque comme une gifle sur cette feuille de rapport de flics. Les militaires avaient dit suicide, une balle dans la tête, on est désolés m’sieurs dames. Mais l’enquête demandée par mes parents raconte une tout autre histoire.

K avait à peine 20 ans. Il était sergent dans l’armée. Après le bac qu’il avait décroché de justesse, il avait embrassé la carrière et le corps, dont il avait une vision glorieuse de camaraderie et d’excellence. Il avait réussi brillamment les concours d’entrée dans plusieurs grandes écoles militaires, rasé ses cheveux qu’il avait eu longs et décolorés par le soleil, et il était parti.

Pourquoi lui ?

Il y a peu de temps, une campagne contre le harcèlement scolaire est sortie, une campagne ridicule et dégoulinante de démagogie et de mépris envers les profs. Dans cette pub on y voit le gamin harcelé, un petit rouquin aux bonnes joues. Cela appuie l’idée fausse que le harcelé l’est toujours pour une « particularité » physique. Nous, LGBT, savons que c’est faux, que c’est plus tendancieux que ça. Les campagnes de lutte contre le harcèlement homophobe ne sont pourtant pas beaucoup plus parlantes, mais comment avertir les gens qui ne peuvent comprendre, qui ne peuvent pas voir, sans l’avoir vécu ?

Mon frère était jeune, et il avait déjà une dizaine d’hommes sous ses ordres, avec lesquels il mangeait le midi, délaissant le mess des chefs. Il enseignait à certains les bases du français, juste comme ça, bénévolement. Il était gentil et doux, et ça l’a perdu.

On a appris, bien plus tard, trop tard, les moqueries. Parce qu’il appelait ma mère régulièrement, ils l’appelaient Allomaman. Parce qu’il ne baisait pas des femmes à la chaîne le weekend en permission, j’imagine sans mal ce qu’il a pu entendre. Il restait fin et délicat malgré les heures de musculation, parce qu’il n’avait jamais été ce bourrin sans cervelle que beaucoup imaginent quand on leur parle de militaires. Il écoutait David Bowie, et il peignait des figurines.

On a appris, bien plus tard, trop tard, le harcèlement. Les charges de 40kg qu’il devait porter pour traverser je ne sais quelle cour. Et ces ecchymoses qui venaient selon lui de ses stages para… Comment a-t-on pu ne rien voir ?

Et puis il y a eu tout le reste, tout ce qu’on prend de plein fouet quand c’est trop tard. Ce sms arrivé après, par erreur de liste de diffusion sans doute, sur son portable, « On l’a eu le bougnat ». Sa chambre, pillée avant même que mes parents n’arrivent, ses chaussures, l’argent qu’il mettait de côté pour les petits, son disque dur et ses photos, tout avait disparu. Ils nous ont ramené sa voiture, dont l’autoradio tout neuf qu’il s’était offert à Noël avait disparu, remplacé par une merde à deux francs six sous. L’Homme a cela d’horrible qu’il est tout à fait capable de piller un cadavre. Harcèlement post mortem. La carte de la nouvelle année du régiment est arrivée, envoyée à mes parents, avec la photo souriante de mon frère au premier plan. Le cauchemar prendra-t-il fin ?

Harcèlement. On ne comprend jamais vraiment ce que c’est, jusqu’au moment où on le vit dans sa chair. On n’imagine jamais vraiment jusqu’à où ça peut aller. On ne pense pas une seule seconde qu’on n’aura jamais les réponses à nos questions.

C’était il y a 9 ans.
Mon frère n’aura jamais connu ma fille.
Il n’aura pas vu grandir ses petits frères et sœurs.
Il ne me reste qu’une figurine peinte que j’ai récupérée, le badge de son régiment qu’il était si fier de porter et de m’offrir, et les regrets qui tous les matins, vers 5h45, me harcèlent.
Les souvenirs s’envolent peu à peu, remplacés par la peur profonde de l’oubli. Et si j’oubliais un jour sa voix, son visage, qui se souviendra de lui ?

Parce que mon petit frère était doux et gentil, il aura vingt ans pour toujours.

Harcelé(e), qu’elle que soit la cause, prend ton téléphone et appelle. Parle. Pleure s’il le faut. Ne laisse pas derrière toi des souvenirs et une petite figurine peinte.

SOS harcèlement à l’école

SOS harcèlement homophobe

SOS urgence homophobie

5 COMMENTAIRES

  1. il nous manque terriblement, il y a des jours plus difficiles que d’autres……… cet article ce combat contre l’oubli nous donnera peut-être une réponse à ce « pourquoi lui » et évitera que cela se reproduise

  2. Il y a des jours plus difficiles que d’autres, tellement peur de l’oubli. Cet article dévoile ce long combat que nous menons chaque jour, et cette profonde tristesse qui nous gagne peu à peu. Si l’article sur kévin pouvait faire éviter que cela se reproduise, que des parents et des frères et sœurs vivent notre souffrance, et s’il pouvait nous donner des réponses à toutes nos questions. Famille unie on se soutient mais c’est épuisant et parfois la force nous manque.

  3. Hier David Bowie est mort. J’ai ai parlé dans l’article, c’était le chanteur préféré de mon petit frère, décédé lui aussi un 10 janvier. Quel douloureuse coïncidence…

  4. Je trouve cet article empreint de douceur et de générosité malgré la souffrance qui persiste et ces qualités semblent caractériser la force de ta famille! Malgré l’acharnement et les humiliations qui ont fait perdre foi à ton frère tu arrives à le faire survivre dans ce qui le rendait beau et à nous le faire partager. Continues d’écrire!

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